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Crise financière et capitalisme cognitif – Entretien avec Yann Moulier-Boutang

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par DAVIDE GALLO LASSERE

La crise qui bouleverse le monde entier depuis cinq années désormais ne parait pas vouloir se calmer. Le discours convenu met sur le banc des accusés la séparation progressive entre une soi-disant économie réelle, bonne et productive, et une finance simplement parasitaire, découpée de toute connexion avec le monde concret. De ta part, bien que tu ne sous-estime du tout la mainmise et le chantage exercés par les marchés et les opérateurs financiers, tu refuses toute distinction si tranchante. Partant, tu retiens qu’on ne puisse plus se limiter à invoquer un fantasmagorique retour au réel. Pourrais-tu expliquer pourquoi l’affaire n’est pas si simple que cela?

En effet il faut distinguer la partie financière de l’économie réelle, de la partie non financière de l’économie réelle. Toutes deux sont toutes aussi réelles. Du crédit, qui est la substance de la monnaie dont la forme est la plus ou moins grand liquidité ou exigibilité ( les fameuse formes de la masse monétaire M1, M2, M3), génère immédiatement des possibilité d’investissement, des salaires, des achats de biens et de services, des emplois. Ce qui se passe c’est que la partie financière de l’économie réelle devient de plus en plus gigantesque au fur et à mesure que l’économie se complexifie, et que s’accroissent l’interdépendance et la mutualisation des engagements contractuels ou légaux et réglementaires. Pour 150 milliards de dollars quotidiens de PIB mondial et autant de commerce de biens, on a 1500 milliards de transactions couvrant le risque de change et 3700 milliards de transactions sur des promesses concernant le futur, les fameux produits dérivés. C’était l’ordre de grandeur en 2009 et malgré la disparition de la moitié des 2000 Hedges Funds (fonds de placements de capitaux à risque) l’échelle est restée la même. La vérité c’est pour ce que certains appellent «l’économie réelle» devienne réalité, il faut que la finance active cet impressionnant attirail. L’économie se porterait-elle mieux sans une finance que beaucoup à gauche décrivent comme un parasite inutile que l’on pourrait pendre à la lanterne ? Méfions-nous du sophisme déjà dénoncé par Kant de la colombe qui volerait mieux dans le vide. Il ne s’agit pas de nier l’évidence, à savoir que les financiers savent tirer de l’hypertrophie de la sphère financière une position de force dans la quote-part du revenu qu’ils obtiennent. Mais ceci est une constante de l’histoire du capitalisme mercantiliste, industriel, financier et aujourd’hui cognitif. Ce qui mérite d’être pensé et pesé ce sont les transformations de l’économie en bloc (sphère financière et non financière). De nombreuses analyses sur la financiarisation de l’économie dans la mondialisation (cette dernière mondialisation précédée par trois précédentes dans l’histoire de l’Occident) envisagent le problème d’un seul côté : les effets (essentiellement négatifs) en retour du gonflement de la sphère financière sur ce qu’ils appellent la sphère de l’économie réelle souvent réduite à l’industrie promue au rang de seul réalité, seule création de richesse (comme chez Quesnay, l’agriculture). Il est vrai qu’il est plus qu’attirant dans un système qui érige la maximisation du profit comme l’alfa et l’oméga, de gagner du 30 % par an par les seuls placements financiers (par exemple la spéculation immobilière) quand gagner 15% dans des entreprises relève de l’exploit (exploit pourtant exigé par les fonds de pension) et 5% dans les PME-PMI la réalité triviale la plus courante. Mais ces effets secondaires ne règlent pas la question de cette hypertrophie sans précédent de la finance. J’ai essayé de montrer que la croissance de la liquidité et du pouvoir de léviérisation de la finance (passage de 5 ou 9 d’en cours de crédit pour 1 d’actifs sous forme de fonds propres, à plus de 30) traduisait dans la sphère financière quelque chose qui n’a rien à voir avec la spéculation, ni avec un mécanisme auto-entretenu de bulle, ni avec les esprits animaux de homo oeconomicus, mais avec une transformation réelle de l’économie.

Ce principe je le partage avec Christian Marazzi, même si je ne suis pas du tout d’accord avec les conclusions qu’il tire ou la seule imputation à la précarisation du travail salarié. A la différence de la très large majorité des économistes atterrés[1] j’estime que le ratio prudentiel (objet des accords de Bâle III avec le passage du ratio Cook à MacDonough) traduit le degré croissant d’interdépendance des transactions et des économies et que la mutualisation des risques est derrière toutes les formes de produits dérivés. Le problème n’est donc pas de supprimer les formes sophistiquées de partage de risque ni le rôle de la finance, mais de la contrôler par des instances juridiques et institutionnelles qui vont des Etats aux organismes internationaux ou mieux supranationaux, mais aussi des communautés gardiennes des biens communs. C’est la médiocrité de la compréhension du rôle de la finance de marché et des mécanismes de création monétaires chez les citoyens et donc chez les politiques qu’ils élisent (méconnaissance largement entretenue par la finance qui peut ainsi profiter d’une position privilégiée de pouvoir et agir au-dessus des lois) qui nourrit l’indécision lamentable des Etats, leur peur du chantage au «too big to fall», leur obsession de petit boutiquier à gérer les comptes publics.

En fait cette hypertrophie de la finance correspond au passage de la production de richesse centrée sur l’exploitation de la force de travail manufacturière et subordonnée dans le salariat à l’exploitation d’emblée sociale, globale et complexe de la force invention et de l’intelligence collective en réseau, ce que j’appelle la pollinisation humaine de l’interaction. Cette sphère nouvelle de l’économie des immatériels complexes (non codifiables en droits de la propriété intellectuelle) est mille fois plus productive (ce ratio n’est pas une simple «expression» mais la réalité économique) que la vieille sphère de l’économie politique. Ce nouveau continent des externalités positives de la coopération humaine fait l’objet d’une captation habile par ce que je nomme le capitalisme cognitif qui doit créer des plateformes de pollinisation (les réseaux sociaux, les moteurs, de recherche, le cloud) pour révéler les immatériels les plus profitables et extraire (data mining, data mapping) l’intelligence, l’innovation. Si le ratio de la finance de marché 30/1 pose un problème évident (il paraît aller dans le mur et ne peut se prolonger que par une gigantesque pyramide de Ponzi comme dans la spéculation immobilière), le ratio 30/100 ne pose aucun problème. Ce que la compréhension de la création monétaire nous disait déjà depuis longtemps. Le problème de la d énonciation de la nocivité de la finance, n’est pas son moralisme, car les bonnes intentions valent mieux que le cynisme souvent délictueux voire criminel, c’est son côté arriéré et carrément réactionnaire : n’ayant pas compris la mutation du capitalisme et de l’économie tout court, il s’accroche au vieux ratio prudentiel et à l’industrie censée représenter la réalité et ne pas mentir. Car pour cette vulgate, la richesse ne se crée que dans la transformation de la matière, dans la production ; la circulation, l’immatériel sont de dangereuses illusions, des drogues.

La crise actuelle, alors, ne sonne-t-elle pas le glas d’un capitalisme cognitif mort-né. Bien au contraire…

La crise actuelle et son déroulement constituent une des mues (au sens de la peau du serpent) du dragon capitaliste à travers laquelle le capitalisme cognitif règle impitoyablement ses comptes avec son vieil avatar industriel. C’est dans et grâce à la crise des subprimes que les entreprises géantes de l’immatériel (presque toutes américaines de nouveau parce que la vieille Europe, le vieux Japon n’ont pas compris la révolution californienne du capitalisme) ont pris la tête de la capitalisation boursière mondiale reléguant l’automobile loin derrière et entérinant ce que beaucoup d’entre nous avaient théorisé, la façon du postfordisme. Le déclassement radical du capitalisme industriel a été d’abord nourri par son caractère ingouvernable sur le plan social dans les usines, puis par l’émergence de l’économie de l’immatériel et enfin par l’urgence de la transition écologique. Or le capitalisme joue sa tête sur ce dernier point (comme la nouvelle dynastie chinoise): ou il s’avère capable de fournir des réponses intelligentes, à la façon des IBMeurs de la publicité au défi écologique ou il ira dans le véritable mur. Et là la Chine est paradigmatique : ce pays a répondu au défi de sortir de la pauvreté en devenant l’usine du monde et en effectuant en 35 ans en concentré ce que le capitalisme industriel a mis deux siècles et demi à faire dans les pays développés, mais il est devant un défi redoutable: les problèmes écologiques atteignent des dimensions telles que l’empoisonnement alimentaire, la raréfaction de l’eau (problème antique), l’érosion des sols (27.000 km carrés détruits chaque année), la pollution chimique, la stricte impossibilité de poursuivre le taux de motorisation à l’occidentale, la spéculation immobilière, la boulimie énergétique, l’exploitation forcenée du charbon, sont les plus sérieuses menaces au mandat du ciel » attribué au parti communiste. Et là, gare à «l’harmonie» confucéenne qui n’est autre que l’acceptabilité ou la légitimité du régime, un mouvement de rectification des noms comme disait Confucius pourrait très vite naître. On estime que la performance chinoise en matière de croissance (d’abord 10 %, puis 7 à 6 aujourd’hui) devrait être amputée de 5 à 6 % de destruction du capital écologique. Au fond la Chine offre un extraordinaire raccourci des problèmes universels de la planète.

Ce n’est pas la finance en tant que telle qui va dans le mur, le seul mur c’est l’avenir de l’humain dans la biosphère terre. Le capitalisme cognitif est la seule forme de survie du capitalisme tout court. Pour l’intérêt général du capitalisme, répondre au défi écologique est son ticket de survie. Autrefois il parlait de développement économique aux sociétés du Nord. Aujourd’hui il doit continuer à parler développement à la Chinoise, mais en même temps il n’est plus possible comme aux temps de la Renaissance, de la Révolution industrielle et du Fordisme de faire comme si les ressources naturelles étaient illimitées. On disait depuis les Romains que la martingale du pouvoir était faite de «pain et de jeux». En fait il fallait ajouter et de nature sans limite (natura ad libitum). Aujourd’hui à en juger par la quasi insurrection des grandes villes brésiliennes (classes créatives, précaires des nouvelles usines que sont les universités et les services de la circulation et du réseau), les jeux et le pain ne suffisent plus.

A l’échelle planétaire, la réalisation rapide de la transition énergétique, de la lutte contre la destruction des sols, de l’usage intelligent des ressources renouvelables finies, de la gestion de l’écosystème global fragile afin d’éviter un appauvrissement de la biodiversité de la noo-diversité des cultures, suppose l’affectation d’au moins 1% du PIB pendant 30 ans comme l’a montré le Rapport Stern. Or nous voyons depuis Kyôto en passant par le flop de Copenhagen jusqu’au récent sommet de Varsovie, que la crise financière, la décélération de la croissance transforment ces objectifs en principes vidées méthodiquement de leur substance par un sursaut de la recherche forcenée d’énergie à bas prix (forages en grande profondeur, gaz de schiste et de pétrole bitumineux, exploitation des terres jusque-là sanctuarisées comme le Groenland, l’océan Arctique, l’Alaska), par le rejet hargneux de l’écologie par les gouvernements canadiens, australien, russe. Il me paraît évident que sans les services de la finance de marché disciplinée et canalisée par des finances publiques rénovées, on ne pourra créer les liquidités nécessaires au programme écologique indispensable. Si on regarde attentivement ce qui est en train de se passer dans l’aile marchante et intelligente du capitalisme, celle qui est attentive à sa propre acceptabilité sociale et qui sait que le «mandat du ciel» est révocable, de la Clinton Initiative aux innombrables fondations, fonds éthiques et de responsabilité sociale de l’entreprise, la direction est claire.

Un tel discours ne court donc pas le risque de résulter occidentalo-centrique…

Non! En fait, je ne viens pas de parler que de l’«Europe aux anciens parapets». La trilogie de la finance, de l’écologie et de la multitude qui refuse d’être gouvernée dans un système qui obéit encore presque totalement à la norme marchande étroite, de l’agro-industrie au sens large et de la subordination salariale, est globale. La contestation d’un pouvoir reposant sur le pain, les jeux (de football en particulier) et sur les ressources naturelles corvéables à merci, croit selon des configurations spécifiques dans le Quart Monde, dans les BRIC, dans le monde dit développé ancien ou nouveau, mais l’équation qui se pose à l‘Empire (si nous entendons par Empire une forme de gouvernance trans-souveraine et largement transnationale) est la même. Quant à l’argument du caractère encore minoritaire des emplois du numérique ou des nouvelles technologies dans le Sud et dans les BRIC, je répondrai deux choses. La minorité ou majorité ne fait rien à l’affaire quand Marx a étudié la classe ouvrière des grandes fabriques de Manchester, cette dernière ne représentait que 250000 personnes en Angleterre contre 4 millions de domestiques! On me disait en 2002 que le capitalisme cognitif et l’Internet constituaient un phénomène ultra minoritaire, car il n’y avait que très peu d’abonnés de la Toile et que les téléphones portables ne concernaient que 10% de la population dans les pays très développés. On sait ce qu’il est advenu non seulement en France, aux Etats-Unis mais aussi en Chine où il y a plus de 450 millions qui souscrivent à un abonnement de fournisseur d’accès.

Quant à l’Europe, si on pourrait magiquement placer Keynes à Bruxelles, quel New Deal pourrions-nous envisager pour le présent? Une politique de stimulation de la demande effective ne peut certes plus se permettre de rester générique, faute de cligner l’œil aux grands apparats militaires et industriels. A différence de ce que soutenait le Sir de Cambridge, le «quoi», le «comment» et le «pourquoi» comptent même plus du «combien». Quelles formes pourrait alors assumer un keynéssisme de l’immatériel, un keynéssisme vert? Un keynéssisme dans lequel les limites naturelles et les dimensions de genre, race et classe jouent un rôle majeur par rapport au simple volume de la production?

J’avais proposé dans les années 1980, quand j’étais jeune assistant d’économie à Jean-Paul Fitoussi, la formule de «Keynes à Bruxelles». L’intuition était correcte, même si la BCE n’existait pas encore comme bastion bourbonien à prendre. Plus que jamais (et l’on peut remercier la crise brutale de 2008 d’avoir accouché de la démonstration de cette évidence théorique) une politique de croissance intelligente (réalisant le programme de Lisbonne 2000) suppose avant même que l’on discute de son contenu et d’un programme keynésien, que l’on caractérise la dynamique dominante  de sa forme institutionnelle capable de le porter en avant. Je crois qu’un programme Keynésien à Bruxelles a besoin de s’appuyer sur un saut institutionnel. Pourtant nous avons déjà une résistible ascension du fantôme bienvenu de Keynes avec ce que j’appelle le triomphe du fédéralisme rampant qui est en train de battre le couple confédéraliste et souverainiste. Lorsque les ressorts de la croissance ne semblaient pas encore touchés malgré la première crise énergétique de 1974 et 1980, l’élargissement continuel de l’Union Européenne permettait au vieux miracle du rattrapage de la CEE à six de se reproduire. Un marché commun suscitait des rattrapages de niveau de vie impressionnants (la meilleure carte de visite de l’UE). Mais ce Zollverein européen a dû passer du SME à la monnaie unique et à une fédéralisation monétaire avec derrière la perspective de l’intégration politique et la constitution d’une puissance fédérale européenne malgré tous les messages de découragement et de Schadenfreude (joie mauvaise) des prophètes d’un effondrement de l’euro et de l’Europe. Jusque là il n’existait qu’une seule institution pleinement fédérale de l’Europe, la Cour de Justice de Luxembourg, une vraie Cour Suprême énonçant un droit et un ordre constitutionnel s’imposant aux constitutions interne de chaque Etat membre (Arrêt Costa, 1965) et une institution fédérale en pointillée, le Parlement Européen, fédéral parce qu’élu au suffrage universel, mais réduit à un rôle consultatif sans pouvoir législatif réel (la Commission ni le Conseil n‘étant responsables devant lui). A côté de ces deux institutions, on avait deux politiques véritablement fédérales, consommant au demeurant l’essentiel des ressources du maigre budget communautaire, les politiques structurelles d’aide aux régions (et pas aux Etats) dont le niveau de vie se situait sous 90 % du revenu moyen de l’ensemble de l’Union et la Politique Agricole commune. Le reste des institutions communautaires relevait d’un régime hybride (la Commission) ou carrément confédéral comme le Conseil mis sur les rails par Giscard d’Estaing où régnait la règle de l’unanimité, ce qui veut dire un droit de veto accordé à chaque Etat membre. Néanmoins à partir de 1974, si chaque élargissement repoussait à plus tard l’approfondissement, en clair un degré supérieur d’intégration et d’abandon de souveraineté «nationale», la pression extérieure (l’abandon de la convertibilité du dollar en 1971, le régime des changes flexibles, la lutte contre l’inflation par les coûts, la crise pétrolière, la pression migratoire) accouchait lentement mais sûrement d’un «fédéralisme rampant» comme l’a nommé avec horreur The Economist : le serpent monétaire pour éviter des disparités de change chaotiques avec le dollar des différentes monnaies nationales, l’extension des questions d’intérêt communautaire préambule à leur inclusion dans les questions de compétences communautaire relevant de la Commission, la construction d’un pilier de coopération renforcée autour des accords de Schengen étendait le rôle direct de la CEE sans passer davantage par l’intermédiaire des Etats. La deuxième étape décisive a été la chute de l’URSS et l’unification allemande suivi de l’élargissement vers l’Est. La troisième étape, l’éclatement de la Yougoslavie et la guerre du Kosovo ont mis sur la table les questions de politique étrangère avec, dans une Europe largement encore confédérale, le rôle dominant du tandem franco-allemand et la nécessité absolue des coopérations renforcées ou plus si affinité. Ces deux étapes ont conduit à la création de l’Union Européenne par les traités d’Amsterdam et de Maastricht. Le plus important résultat de ce bouleversement a été la création d’une troisième institution fédérale, la BCE chargée de conduire à l’Euro. Du Zollverein on passait à la monnaie unique, comme si quelque Bismarck invisible était en train d’organiser l’unification européenne avec pour ennemi à battre en priorité la version ultra molle et britannique d’une simple association de libre échange, puis la version d’une confédération lâche de nations souveraines comme la confédération du saint Empire autour de l’Autriche.  L’échec de l’adoption du Traité Constitutionnel de 2005 du fait du refus de deux Etats sur 25 a conduit au toilettage du traité de ses aspects les plus symboliquement fédéralistes (le drapeau, l’Hymne) mais l’essentiel est demeuré au grand dame des Britanniques: l’élargissement considérable des champs de compétence communautaire, le passage pour nombre de domaine à l’adoption par une majorité qualifiée de 60%, le rôle désormais beaucoup plus incontournable du Parlement et quelques concessions aux confédéralistes par l’institutionnalisation du Conseil avec la personnification politique de l’Union sous la forme d’un Président du Conseil, d’une ministre des affaires étrangères quoique cette «concession» ouvre la porte à une responsabilisation de l’exécutif de facto de l’Union face au Parlement Européen.

 Enfin la crise de la dette souveraine des Etats consécutive au sauvetage du système financier de la débâcle des produits financiers incluant des subprimes, a marqué une étape décisive dans la voie du fédéralisme rampant et une sorte de coup d’Etat, un véritable 18 Brumaire: la BCE face à l’incapacité des Etats dans le Conseil à prendre rapidement des mesures fortes d’aides aux Etats membres en difficulté, la BCE, institution fédérale, a pris le pouvoir (ce qu’elle nie officiellement, mais ce qui constitue la réalité). Et ce, d’une triple façon : elle s’est affranchie de la tutelle «nationale» (française puis allemande), elle a dégagée une position commune rapidement ; elle a contourné les pouvoirs formels qui lui étaient attribués par les traités en justifiant le recours à des méthodes «non conventionnelles» du fait d’une situation d’exception et enfin sur la substance de sa politique elle a opéré un virage à 180 degrés. Mais quand l’exception dure depuis 6 ans depuis septembre 2007 on est obligé de changement de régime provoqué par un coup d’Etat. L’institution fédérale conçue comme gardienne du temple monétariste et censée opposer le plus virulent pôle anti keynésien (croissance de la masse monétaire strictement prévisible, stabilité des prix et inflation à 2% et rien d’autre) a mangé son chapeau Friedmanien en injectant un volume de liquidités proprement impensable jusque là. Elle est intervenue sur la solvabilité des banques, puis des Etats pour sauver l’euro. Avec chaque fois, un message du banquier central cousu de fil blanc. Ainsi J.C. Trichet n’a cessé à partir de 2008 d’exhorter le Conseil à prendre ses responsabilité politiques (sous entendu de modifier les traités pour permettre à la Banque centrale à l’instar du Fed américain ou des autres banques centrales mondiales responsables d’une monnaie, d’avoir la responsabilité officielle de la solvabilité du système financier mais aussi des trésors des Etats membres en constituant un Trésor fédéral et donc de pouvoir gérer un déficit budgétaire européen. Devant les petits pas en avant suivi de pas en arrière du Conseil et de la Commission, la BCE a franchi le Rubicon a racheté les bons du trésor émis par les Etats en difficulté, certes sur le second marché pour éviter de violer aux grand jour les traités. La démission des faucons de la Bundesbank, l’adoption à une écrasante majorité de mesures accommodantes, l’appui non dissimulé de la BCE à l’Union bancaire, à l’instauration de fonds de stabilité en échange d’un début d’union budgétaire, la menace de Mario Draghi face à la spéculation sur les spread risquant de faire éclater l’euro, de brandir l’arme nucléaire de la création monétaire illimité montrent que le fédéralisme ne rampe plus discrètement mais prend les commandes de l’Europe. Devant les atermoiements du Conseil qui a démontré le caractère strictement ingouvernable d’une Union de 500 millions d’habitant par un mécanisme confédéral où le Royaume Uni et la minuscule République Tchèque prétendaient empêcher d’agir les 23 autres états membres, la BCE a fait la démonstration de sa force. Elle s’est avérée le plus sûr garant de l’expression et de l’exécution de l’intérêt général européen. Ce 18 Brumaire va avoir des conséquences prodigieuses que les observateurs ont mal mesurées. Car à l’instar de Ben Bernanke relayé par Madame Yellen a maintenu en octobre 2013, la politique de facilités et a indiqué que tant que le taux de chômage resterait trop élevé, la politique monétaire accommodante, oh combien (nous sommes dans des taux d’intérêt réel négatifs), se poursuivrait. Or la BCE de Mario Draghi a abaissé le taux de base à 0,25 et a invoqué exactement la même justification : le régime d’exception (par rapport au dogme monétariste) durerait tant que l’on risquerait la déflation et un niveau de chômage trop élevé. Nous sommes passés en dix ans d’une BCE «allemande» à une BCE quasi keynésienne. La marche forcée vers l’Union bancaire et l’Union budgétaire reprend : un discours officiel d’austérité tant que l’on n’a pas une gestion européenne des déficit, un trésor fédéral, des euro obligations, tant que l’on se trouve donc dans des circonstances exceptionnelles.

Ce qui est consternant ou m’atterre pour reprendre le mot des mes collègues atterrés, c’est le retard des hommes politiques européens «nationaux» a comprendre ce que la finance a compris depuis longtemps sous la pression de la crise : hors de la solution dune remise à plat de tout l’édifice institutionnel européen et sa transformation d’une fédération honteuse et cachée, en une fédération revendiquée et bien plus claire, point de reprise. La maladie de langueur de l’Union n’est pas économique, elle est politique. Voilà pour les conditions d’un véritable programme keynésien à Bruxelles. Sur sa traduction en propositions comme un nouveau New Deal, il est facile de mettre en avant un revenu d’existence, de citoyenneté ou de pollinisation comme on voudra, alimenté par une taxe sur toutes les transactions monétaires dans l’union, sur la taxation des flux de données (le big data), modulé en fonction du PIB corrigé par un coefficient de rattrapage. Une augmentation du budget européen jusqu’à 12% du PIB global, la possibilité de faire du déficit budgétaire global en levant des euro-obligations pour financer un programmes de grandes infrastructures physiques mais surtout immatérielles.

Tu viens de faire allusion au revenu de base. A ton avis, est-ce que cette revendication pourrait-elle stabiliser le capitalisme cognitif et le réconcilier avec une économie fondée sur la connaissance?

Contrairement à ce que pense mes collègues et amis A. Fumagalli et S. Lucarelli je ne vois pas de contradiction majeure entre un revenu de base inconditionnel élevé (900 euros par individu en France) et permettant une refonte de tout le système de l’Etat Providence (le chômage, les retraites, la protection sociale), pas le revenu complémentaire misérable du RSA (450 euros) conçu lui comme un soutien aux bas salaires, et le développement du capitalisme cognitif. Pour que dernier capte facilement une partie importante des externalités positives de réseau et de l’interaction humaine captés par des dispositifs numériques et fasse travailler durablement la force invention des geeks, hackers et autres précaires des classes créatives et de l’intelligence de la multitude il faut des plateformes de pollinisation, des ruches, il faut de l’api-économie, de l’économie de l’environnement sinon il se transforme en parasite ou en vampire des nouveaux biens communs numériques. Après l’ère des conquistadors du continent des externalités, comme pour l’exploitation de la force de travail prolétaire sous le capitalisme industriel, viendra l’heure d’une bataille pour une plus value relative et non plus absolue. Les majors du capitalisme cognitifs devront apprendre à payer des impôts finançant la pollinisation sociale (ce quelles font peu au regard du changement d’échelle des profits engrangés), elles devront apprendre à rétribuer en nature ou en argent les clickworkers. Par ailleurs, leur paternalisme moderne qui consiste à s’emparer sans coup férir ni rétribution des données personnelles contenue dans les métadonnées du big data est en train de trouver des limites avec l’organisation des fuites (les wikileaks de J. Assange et de Snowden), de la résistance des cybernautes et cybercitoyens. Pour défendre la constitution de biens communs numériques, de données publiques, leur protection, l’open source est une solution trompeuse reposant sur un principe de terra nullius où les entreprises peuvent venir piller l’inventivité sociale et humaine à l’instar de ces firmes pharmaceutiques, ces semenciers qui pratiquent une biopiraterie effrénée des écosytèmes complexes. Or l’un des acquis de la théorie postcolonial et des soulèvements récents des peuples indigènes est d’avoir obtenu des cours constitutionnelles de la plupart des pays de colonisation la récusation du principe de terra nullius et d’ouvrir la voie à une indemnisation de la grande spoliations de leurs terres communautaires.

Je conclurais en te posant une dernière question. Après la crise, dans quelle manière a-t-elle évoluée ta thèse sur le rôle de la finance dans la gestion des externalités?

Mon ami Antoine Rébiscoul, disparu en 2010, avait une formule géniale. Il me disait: «finalement la finance c’est le gouvernement par défaut des externalités». J’ai beaucoup médité cette phrase. Et je la rapprocherais d’une autre formule tout aussi formidable énoncée par mon amie économiste Antonella Corsani autour de discussions passionnées que nous avions eues à propos des externalités dès 1997. Finalement risquait-elle audacieusement, le déficit de la dépense publique, c’est la mesure des externalités non soldées par le marché et nécessaires. Il n’est pas étonnant dès lors si nous rapprochons ces deux phrases que la finance de marché et le déficit budgétaire «souverain se rencontrent» si l’on peut dire ! L’impuissance croissante des Etats Nations à financer leurs dépenses de production, d’entretien des externalités positives de la société pollen tient à ce que l’écart gigantesque qui existe entre le continent effectif, réel de la pollinisation et l’horizon ridiculement restreint du marché et de la marchandise implique des dépenses gigantesques (santé, éducation, recherche, biens communs traditionnels et numériques) mais les recettes de l’impôt sont toujours calculées sur la vieille économie industrielle. La crise est structurelle. La comptabilité de la richesse doit être changée car tant qu’elle ne l’est pas, que les économistes standard et soit disant hétérodoxes continuent de soutenir qu’aucune richesse ne se crée dans la circulation, le seul moyen de la mesurer comme une promesse et un futur déjà actif c’est de considérer les mécanismes de l’évaluation de la finance de marché qui incorpore les immobilisations immatérielles dans le good will financier constituent un proxy. Avec tout le cortège de maux, d’instabilité, de spéculation, de prophéties auto-réalisatrices guère différentes de la chiromancie qu’elle charrie.



[1] http://www.atterres.org/